De l’avoir au savoir

Publié le par Hugues Débotte

De l’avoir au savoir

Nous allons changer de civilisation. Nous sommes en train de le faire, petit à petit. Passage de celle de l’avoir à celle du savoir. Comment et pourquoi ?

 

Prenons la découverte de l’Amérique en 1492 comme an zéro. Celui du point de départ d’une certaine forme d’officialisation de la course moderne à l’ « Avoir » (même si, en fait, celle-ci a commencé bien avant).

 

L’Europe avait besoin avant cette date de rebondir pour deux raisons. La découverte de l’Amérique en aura été la conséquence accidentelle qui modifiera de façon irréversible le cours de l’Histoire.

 

La première raison est religieuse. L’Europe a commencé à voir la religion chrétienne remise en cause par les réfractaires Cathares – de l’actuel Languedoc-Roussillon.  Ces ancêtres précurseurs des Protestants, osèrent prétendre que prier Dieu pouvait se faire à la maison. Donc nullement besoin d’Eglise, de prêtre, de clergé. Du coup, pour les exterminer, mise en place par le Vatican d’une institution qui fera date : l’Inquisition.  Chargée de tous les traquer, juger, condamner et exécuter, elle arrivera à ses fins. Holocauste réussi. Pas un seul survivant. Pas une seule trace directe. Et le fanatisme religieux extrémiste était officialisé et reconnu. Quoiqu'il en soit, mise en porte à faux des croyances, d'où besoin d'un nouvel espoir. 

 

L’autre raison est économique. Contrairement à ce que l’écrasant Eurocentrisme encore actuel laisse à penser, les Européens étaient très en retard sur le reste du « monde », notamment face à l’Orient et l’Asie sur le plan commercial et technique. Mathématique, médecine, papier, imprimerie, fabrication des tissus, robustesse des navires, sidérurgie, poudre à canon, minéraux rares, épices recherchées : autant de domaines primo importants où les Européens étaient à la traine. Et domaines pour lesquels ils ont fait croire et se sont fait croire avoir été les inventeurs de première, alors qu’ils n’ont fait qu’apporter des modifications à des savoirs et techniques souvent millénaires.

 

Ces deux remises en cause profondes ont poussé les Européens à chercher un chemin plus court que la route de la Soie et les fastidieux chemins par l’Est surtaxés par les diasporas commerciales, contrées lointaines où Alexandre le Grand s’était déjà cassé les dents. D’où l’idée de passer par l’Ouest, chemin qui n’avait jamais été utilisé par les Européens, par superstition et peur de l’inconnu.

 

Toujours est-il que ces inflexions ont eu pour motivation première une recherche de richesses, de biens, donc d’ « Avoirs ».

 

L’avantage des biens, des produits, des artefacts qui inondent la planète de façon conséquente du fait de la naissance du capitalisme moderne – qui trouve ses racines dans la découverte de l’Amérique – fondé sur le crédit pour l’investissement de l’innovation – et par les promesses de profit illimité que produit le fait d’avoir découvert un nouveau continent -, c’est qu’ils sont quantifiables. Leur fabrication peut « s’amortir » par reproduction et diffusion à grande échelle au près du plus grand nombre de consommateurs.

 

Avec internet, l’augmentation des échanges des savoirs, la part grandissante de la population génération après génération accédant à l’instruction scolaire malgré les disparités et injustices d’une région à l’autre du monde, l’épuisement des possibilités d’invention du simple fait de l’amélioration des produits matériels et physiques, les marchés de leur production sont confrontés à un obstacle de taille : l’innovation, moteur de l’évolution économique pour un profit de plus en plus grand, est désormais surtout dépendante des savoirs et non plus du seul « avoir ».

 

Or, le savoir ne se monnaie pas, au delà de ses coûts initiaux. Quand on tente de le faire, il est soit couteux à produire car il demande de grands moyens pour défendre les droits d’exploitation à titre privé (problème des brevets et licences), soit il ne peut être développé que par la sphère publique, l’intérêt général.

 

Du coup, découvrir une idée nouvelle est par essence difficilement protégeable et appropriable. C’est par exemple la difficulté récurrente que rencontrent les musiciens avec leurs productions artistiques. Pourtant Mozart n’avait pas de SACEM à l’époque pour gagner sa vie. Il lui suffisait de jouer et se faire payer pour. Si il a fini dans la fosse commune, c’est avant tout parce qu’il a mal géré son argent, tourmenté par des troubles personnels liés à sa vie privée. C’était un génie de la musique, pas un professionnel de gestion ou de droit de ses contrats.

 

Les idées, les notes de musique, l’enchainement des mots, des couleurs, des formes, les fonctionnements décodés de la nature en chimie, physique, génétique n’appartiennent à personne. Pas plus que la Terre. On ne doit aucun droit de brevet à Newton pour sa loi sur l’apesanteur !

 

En entrant dans la révolution du « Savoir », provoquée par la science, incluant au passage celle de la dangereuse intelligence artificielle, l’humanité s’aventure sur une terre inconnue – selon le paradoxe de savoir de ne pas savoir, que d’être confronté à l’inconnu – dont le sol s’apparente plus à du sable mouvant que d’une chape en béton armé.

 

Cette ultime révolution de la connaissance, du cognitif, de l’intelligence, de la logique entraine inévitablement la fin d’une civilisation sur son double pilier-socle : l’avoir et sa dérivée première, la propriété de droits (quelle que soit son application, physique ou immatérielle – terres, ou notes de musique).

 

Le monde moderne et contemporain Européen – et désormais planétaire du fait de contamination par invasion et colonisation de la Planète par l’Europe – a eu besoin continuellement de nouveau, de renouveau depuis que « Europa » est en crise, c’est-à-dire depuis sommairement le début du premier millénaire de l’ère commune.

 

Cette recherche obsessionnelle d’innovation basée sur l’avoir et le matérialisme connait sa fin et laisse place à une ère d’incertitude et d’ignorance propre à la recherche du savoir et aux particularités spécifiques du virtuel, qui elles deux sont aux possibilités illimitées – contrairement à l’ « Avoir ».

 

Aussi, et la différence est cruciale sur ce point, la culture-civilisation de l’ « Avoir » est fondée sur la compétition, la course au profit, la guerre pour s’approprier (initialement par guerres militaires pour des territoires envahis, spoliés, défendus, colonisés, convoités), la concurrence, le marché. Tout ceci du simple fait d’une nature des biens matériels limités et payants. En d’autre terme, c’est le côté limité et palpable qui rend la situation violente, le comportement des humains agressif et démesuré.

 

Alors que la culture-civilisation du « Savoir » est basée elle sur l’échange, la coopération, la solidarité, la gratuité, la recherche permanence d’enrichir collectivement la connaissance fondamentalement infinie et gratuite.

 

Tandis que les riches sont encore plus riches, que la part des profits au bénéfice du capital sur le travail n’a jamais autant été disproportionnée et déséquilibrée, cette situation pourrait paradoxalement annoncer, confirmer la fin d’un monde. Comme si le dessus dominant pris par la finance sur tout le reste depuis 1974 (année du prix Nobel d’économie de Von Hayek, l’anti-Etat, super néo-classique, libéral ultra) n’était qu’un ultime sursaut de survie désespéré, comme une « dernière fois pour en profiter », parce que, trente glorieuses de reconstruction d’après-guerre épuisées, il n’y aura plus rien à éponger « après ».

 

La colonisation du monde par la culture Américaine depuis 1945 boucle la boucle, celle ouverte par la découverte du nouveau monde en 1492.

 

Marx avait annoncé dans ses mots, la fin du capitalisme. Mais il n’avait pas dit par quoi il serait remplacé. C’est pourtant ce qui est en train de se passer sous notre nez, sans que nous nous en rendrions compte, jusqu’à peut-être la rédaction de ces lignes.

 

Le capitalisme touche à sa fin par l’arrivée du gratuit, à savoir la connaissance, enfant de la révolution scientifique.

 

Internet en est le catalyseur, le vecteur, l’accélérateur de particules, annonciateur de ce changement radical, du fait de la diffusion instantanée sur la planète entière de cette nouvelle richesse infinie, illimitée et gratuite : le Savoir.

 

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